Textes de Phil DeJonckheere:

 

A propos de l’exposition à l’ARC, au Creusot en 2010

Sur l’exposition à l'abbaye de Maubuisson, octobre 2008

 

Une peinture autotélique


L’exposition de la maturité ? Un bref regard dans la biographie de Martin Bruneau nous enseigne que cette année 2010 est l’année de ses cinquante ans. Soit. Et que cela coïncide avec cette exposition de grande envergure à l’ARC au Creusot. L’exposition par ailleurs s’attache à rassembler un grand nombre de toiles concernées, depuis 2006, par le thème de la vue d’atelier, effet récursif s’il en est pour un travail de peinture. Mais aussi une manière de passage obligé dans la carrière d’un peintre et ce n’est sans doute pas un hasard si Martin Bruneau a choisi de s’y consacrer à ce moment particulier de son corpus non encore clos.

Même si l’exposition, intitulée, Tout ce que je n’ai toujours pas compris, ne se donne pas ce mal, fuyant assez justement l’idée même d’une rétrospective, il n’est sans doute pas inutile de se remémorer les toiles plus anciennes de Martin Bruneau pour pénétrer plus sûrement dans cette exposition. Les thèmes de l’artiste jusqu’ici ont été nombreux, portraits, pendus, totems, grands maîtres, grandes toiles abstraites, mordant justement sur l’héritage, proches, scènes de genre même — notamment une série en construction, pas encore visible, mais c’est semble-t-il le prochain rendez-vous du peintre avec son public, lors d’une exposition parisienne, série de toiles qui toutes représentent un repas entre amis photographié avec un téléphone de poche — autant de thèmes qui reprennent à leur compte certains pans et genres de l’histoire de la peinture, pas seulement d’ailleurs dans le seul éclairage des maîtres anciens, mais aussi, surtout, dans un questionnement continu de la représentation en peinture.

Il n’est donc pas étonnant que s’attaquant, en pleine connaissance de cause, au thème de la vue d’atelier le questionnement de toute l’exposition revienne souvent à cette question, par jeu autotélique, que peindre aujourd’hui ?, et, son corolaire, comment le peindre ?

Là où Henri Matisse et Pablo Picasso, mais aussi des années plus tard Jasper Johns et Robert Rauschenberg, s’attacheront à la représentation de leur propre travail, tous repassant par les sillons creusés par eux précédemment, Martin Bruneau passe un peu à côté, sans l’ignorer, de ce questionnement, en apparences seulement. Peu nombreuses sont les occurrences de cette surreprésentation, elles existent malgré tout. Non, ce que Martin Bruneau s’attache à représenter de l’atelier tient davantage de la vie qui anime le peintre au travail dans l’atelier-même. Vie compliquée et laborieuse.

Compliquée notamment parce que cette vie, cette sur-vie, n’est pas indemne ni étanche de la vie quotidienne, de la vie psychique et de la vie sentimentale, ni même du passé, des œuvres passées encore moins.

C’est ici le postulat, l’affirmation de départ, de cette exposition. Dans une première dans laquelle figure notamment un enchaînement de trois toiles très dissemblables qui paraissent parler d’une même voix, une très grande toile au fond blanc sur laquelle est isolée la figure renversée d’un cerf dont les bois sont d’ailleurs tout juste ébauchés, une hallucination ?, peut-être pas, une vision, cela certainement. Voisine de cette grande toile qui d’emblée pose la question de l’achèvement même du tableau, une toile aux dimensions plus modestes, mais ce ne sont pas ces seules dimensions qui invitent à ce sentiment de modestie, mais ce qu’elle représente, l’artiste de dos, telle une invitation à n’être justement pas considéré en dehors de son travail d’artiste, puisqu’aussi bien, l’artiste vu de dos, c’est l’artiste au travail, devant sa toile. Perpendiculairement à cette association très tranchante, une toile, parmi les plus grandes, au bas de laquelle est esquissée et reprise la toile de Velasquez représentant l’artiste au travail à la cour d’Espagne et au premier plan justement les Ménines. Sur le fond de cette grande toile, comme un aveu, sans doute davantage même que la lettre d’amour qu’elle paraît être, l’aveu, l’aveu qu’une crise a été traversée et nous serions bien mal avisés de penser que ce fut une tempête passagère, bien plutôt la mer agitée tous les jours dès lors que l’artiste est au travail.

C’est averti de la sorte, par la peinture-même, que le visiteur peut enfin pénétrer dans l’univers tourmenté et toujours fécond de l’atelier de Martin Bruneau. Et ce qui saute sans doute aux yeux du visiteur c’est l’aboutissement d’un chemin qui ne fut jamais droit, jamais direct et, au contraire, très tortueux et peu balisé.

Car quelles sont les pistes qui sont à la disposition du peintre lorsque ce dernier est face à la toile ? Les thèmes de la peinture ? Soit. Prenons les vanités par exemple, il y en a quatre dans l’exposition. Après tout pourquoi pas ?, le thème est un exercice en soi, une façon pour le peintre de charger son bras et sa main des représentations qu’il aura à produire. Et naturellement dans la peinture de Martin Bruneau, il ne s’agira pas seulement de la représentation du crâne d’un de ses semblables avec toutes les forces prospectives de se faire l’application qu’un jour soi même on sera mort, nous serons tous morts. Martin Bruneau est un peintre abstrait qui trompe son monde en utilisant des thèmes figuratifs qui servent de prétextes au travail même de la matière peinture. Et pour prouver à quel point il tient en piètre estime la représentation pour elle-même, pire les effets décoratifs de l’abstraction, il inscrit en lettres brutes des mots qui sont à la fois le questionnement même par rapport à l’œuvre et la mise en abyme des risques auxquels le peintre doit nécessairement s’astreindre s’il est un peu courageux, s’il est un peu au clair avec lui-même. Dans le cas présent le peintre montre — se montre au travail — à quel point le geste empressé, colérique, presque, est l’antidote parfait aux effets décoratifs, tenus en respect comme la tentation même.

Voilà pour le travail préliminaire, les exercices de style, mais revenons à ce qui nous occupe, à la vue de l’atelier.

Comme souvent dans son travail, Martin Bruneau ira chercher les premiers éléments de réponse chez ses aînés. Ici, Courbet, Velasquez, mais aussi De Chirico, montrant ici au passage que Martin Bruneau n’a pas de la peinture une compréhension élective mais bien plutôt une connaissance érudite, sachant puiser chez les peintres, De Chirico par exemple, qui ne figurent pas nécessairement dans son panthéon. Brossant à grands traits une copie de l’atelier de Courbet, Martin Bruneau va torpiller cette convocation avec des éléments de son propre travail, dans un premier temps un lièvre mort — dernier élément d’un vocabulaire déjà pléthorique, dans le cas présent une inquisition du côté de l’art des années 70, de la performance, et du Beuys de Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort, façons de rappeler que l’histoire de son medium n’est pas un livre clos, bien au contraire, une matière toujours vivante. Puis ce sera un cerf, même acquisition récente dans le lexique pictural du peintre et avec lui l’atelier du peintre, l’atelier en tant que lieu.

Nous y sommes.

Complaisamment Martin Bruneau pourrait trouver un certain contentement à dessiner les coins heureux de son vaste atelier, faire son élégant pour nous donner à voir la grâce de certains accidents et des juxtapositions heureuses, ce peintre-là n’y voit aucun intérêt, son atelier n’est, à ses yeux, qu’un volume qui n’a pas besoin d’être beaucoup plus déterminé que par le dessin sommaire de ses baies vitrées ou encore de sa charpente, qui sont là des indications extrêmement génériques de la pièce close, tout au plus cet agencement des baies vitrées est-il l’occasion de donner une indication de la provenance de la lumière. Non, d’emblée ce que Martin Bruneau nous montre de son atelier c’est ce que nous ne saurions voir sans lui, ses habitants, les lièvres, les cerfs, son chien, mais aussi ses deux filles, le souvenir d’un paysage enneigé, la prégnance des séries précédentes avec la figure même de la Menine qui ne veut pas disparaître tout à fait, couchée là sur les toiles comme un réflexe, un geste encore contenu dans le bras qui l’exécute. Des images aussi, celle d’un naufrage en pleine banquise qui sert de trait d’union entre un couple saphique de Courbet et les religieuses de Philippe de Champaigne, ce que le peintre voit dans son atelier, ce ne sont pas les murs, les baies vitrées et les objets, mais un monde aux représentations foisonnantes, un monde d’hallucinations, un univers d’images instables et temporaires, comme le sont des toiles que l’on range de côté pour travailler sur une nouvelle toile, on ne prend pas nécessairement soin de remiser la toile dans le bon sens et voilà que cette dernière en profite, la tête ne bas, pour tisser une conversation invraisemblable avec la nouvelle toile.

L’atelier ce n’est pas là où vit le peintre, l’atelier c’est l’image interne du peintre.

Et dans la peinture de Martin Bruneau si riche en strates, en superpositions, en repentirs, c’est une méta-représentation que produire la peinture même de toutes ces couches, de tout ce qui fait écran, entre le peintre et sa toile. Comme toujours la peinture de Martin Bruneau est une affaire de peinture, une peinture qui parle de peinture avec de la peinture. Une manière d’histoire de l’art par la peinture. Un équivalent pictural aux Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, un œuvre récursive et qui développe son propre langage. Pour mieux se scruter et par là-même donner à voir à ses spectateurs le mouvement même d’ou vient la peinture.


 

Maubuisson 2008

Martin Bruneau expose, encore quelques jours, deux très grandes toiles de sept mètres par trois à l’Abbaye de Maubuisson. Et il m’épate un peu quand même de répondre à de telles commandes, dans un laps de temps court, dans lequel il aurait normalement toutes les chances d’échouer, et quand on se rate dans de telles dimensions, c’est une chute considérable. Il y a une manière de funambule dans ces deux grandes toiles de Martin Bruneau, le genre d’exploit dans lequel on préférerait que nos amis ne se lancent pas, tant on a peur qu’ils tombent dans cette traversée sur une corde raide tendue entre les deux chapiteaux de deux très hauts immeubles d’une cité américaine. Mais quand enfin ils sont parvenus au point B, à destination, on est quand même drôlement fier de les connaître et de pouvoir dire qu’on est un de leurs amis.

Les deux toiles se regardent l’une l’autre, mais l’œil peine à comprendre que ce qui les unit, davantage encore que le fait qu’elles soient toutes les deux des toiles du même peintre, c’est que le quadrillage qui est imposé à chacune d’elles l’est de façon inverse, sur la première c’est la trame sombre qui parasite la toile sur toute sa surface tandis que dans l’autre ce sont les carrés foncés dans les interstices de la trame qui la perforent par endroits réguliers. Cela n’a l’air de pas grand chose, mais dès que l’on s’habitue à cette idée, on comprend qu’il y aurait assez facilement, si l’œil en était capable, et notre esprit avec lui, une tierce toile qui reprendrait ces deux toiles mutuellement parasitées l’une par l’autre. Et sans doute aussi une quatrième toile, entièrement noire. Dans la salle des chapitres de l’abbaye de Maubuisson, domine une tension à tout casser des rapprochements entre ces deux toiles, au point qu’elles finissent par créer un espace à part entière, une perception qui sort admirablement du cadre plan de la peinture.

Par la suite, dans le spectacle des deux toiles prises séparément, les deux toiles se faisant rigoureusement face il n’est pas possible de les envisager simultanément du regard, de nouveaux assemblages vont faire à nouveau dériver le spectateur, commençons par la première toile qui sous son quadrillage de rectangles sombres et horizontaux revisite deux toiles de Maîtres anciens, l’accouplement saphique de Courbet et l’ex-voto de Philippe Champaigne, séparées, toutes les deux en tant que figurations, réinterprétations, par l’image aérienne d’un naufrage en pleine banquise, figuration violente, notamment avec le rouge de la coque retournée, image de sang sur la banquise blanche, surtout pour sa confrontation contemporaine d’image contre deux peintures dans ce qu’elles figuraient, avant le monde contemporain des images, notamment "la chambre à écho visuel dans laquelle nous vivons depuis 1839" (citation approximative de Bart Parker). Ce n’est pas tant la confrontation de deux époques qui fait violence ici, plutôt la mutation que Martin Bruneau impose à la peinture, redevenir une production d’images, ce qu’elle n’a par ailleurs aucun mal à faire, cela relèverait presque du sous-emploi. Il faut alors comprendre cette bifurcation dans le même geste que les efforts de Martin Bruneau dans sa peinture à définir des profondeurs et des espaces tiers, notamment par sa façon de peindre deux peintures l’une sur l’autre et d’en dévoiler des pans l’une à l’autre en faisant réapparaître la peinture "du dessous".

Et avec l’image, la narration. La deuxième toile est à cet égard plus contemporaine encore, et je ne parle pas du thème de la centrale nucléaire, comme élément pictural contemporain, parce qu’elle s’illustre en tant qu’images associées, produisant une image aux contours qui ne sont pas immédiats, accident survenu de la rencontre de l’école de Fontainebleau, une Ménine de Vélasquez, une Vanité et un autoportrait, les quatre éléments débattant de leur à-propos sur un fond de paysage ravagé par les cheminées de centrales nucléaires. Où l’on s’aperçoit que notre œil d’aujourd’hui est devenu aguerri par ces fictions de l’image et ses accumulations de calques, associez deux (ou trois) images en provenance de deux contextes différents et l’esprit parviendra systématiquement à trouver un lien sémantique entre les deux univers. La cohabitation de ces couches et des différents moments de la peinture dans ces deux toiles est presque trop facile à décoder, et il semble même qu’aucune interprétation de ces associations ne puisse être vraiment incongrue, ce qui de ce monde des images renvoie sans mal aux cadavres exquis du Surréalisme et à ses images mentales et poétiques.

Si l’on considère que les deux toiles furent peintes spécialement pour cet endroit, ses voutes gothiques, son contexte d’abbaye, et que de fait, le carrelage de la pièce joint visuellement les deux toiles, tout comme elles paraissent reliées dans leurs hauts par les voutes élancées, on comprend à quel genre d’imbrication on a affaire ici, le visuel se chargeant d’opérer efficacement des ouvertures de sens entre les différents tenants et aboutissants du fait singulier même de l’exposition de peinture.

A ce sujet, on ne manque pas de remarquer que ce petit miracle d’exposition, dans sa nature extrêmement contemporaine pour certains de ces questionnements, se fait par la peinture, vieille dame si mal considérée aujourd’hui et à laquelle les artistes contemporains continuent de lui reprocher ses questionnements anciens et certainement aussi sa dimension seulement bidimensionnelle, mais quand elle naît avec cette intelligence cultivée d’un Martin Bruneau, elle montre sans peine, toute sa vaillance contemporaine et gagne naturellement dans son ancrage historique, Martin Bruneau ne cessant pas de se poser la question cruciale de la représentation spatiale en peinture, à laquelle il ajoute le questionnement historique.

Seul bémol peut-être, sans doute dû à une organisation trop étriquée dans le temps, il manque à ces deux toiles les prises de risque et les écarts qui sont habituellement la grammaire de la peinture de Martin Bruneau, dans ce qu’il risque si souvent de défigurer ses tableaux dans les plus ultimes de leurs étapes de réalisation. C’est peut-être cette légère faiblesse de densité dans la peinture elle-même, qui restera pour Martin Bruneau, le petit pas à franchir pour atteindre à la véritable leçon de maître en peinture, ce qu’il parvient habituellement à faire d’un strict point de vue de la peinture dans ses toiles inspirées des grands maîtres, ce qui tend à faire de cette exposition une œuvre d’installation presque, mais qu’est-ce que la peinture ne permet pas ?

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